Paul-François Vranken  , Manager de l'Année 2008 et vice-roi de Champagne

Paul-François Vranken, Manager de l'Année 2008 et vice-roi de Champagne

Paul-François  Vranken  , Manager de l'Année 2008 et vice-roi de Champagne

«En Champagne, j'ai toujours été Champenois ! Je ne suis devenu Belge qu'avec le développement de mon entreprise.» Paul-François  Vranken   est sans conteste un Manager de l'Année atypique. Carrure de rugbyman, grande gueule à l'occasion, volontiers charmeur, pragmatique en affaires et ambitieux, celui qui s'est expatriéà l'âge de 20 ans et qui a renoncé à sa nationalité à 40 ans, n'a finalement plus grand-chose de belge : quelques racines liégeoises, un groupe coté à Bruxelles, une entité commerciale et des liens historiques avec Delhaize.

Qu'importe finalement car celui que certains Champenois ont un temps appelé gentiment «machin», «l'autre» ou «le Belge», puis au fil des ans simplement  Vranken, a su se faire une place au soleil dans les 33.000 hectares de vignes champenoises aux règles pétries de traditions. Une gageure lorsque,comme lui, on est originaire du «plat pays». Car si Paul-François Vranken  illustre l'une des plus belles réussites en Champagne, c'est aussi parce que c'est l'une des plus rapides dans un business empli de respectabilité. Lui, le «roturier», parti de rien dans l'univers fermé des petites bulles, pour s'imposer 30 ans plus tard comme vice-roi du champagne avec son groupe  Vranken  -Pommery Monopole (VPM).

Symbole éminent de sa réussite, le Liégeois d'origine dispose de plusieurs adresses sur l'Olympe du vin pétillant. La première se situe au 42 avenue de Champagne à Epernay où ses marques Demoiselle et Charles Lafitte ont élu domicile. Plus bas, au 17, se trouve le siège Heidsieck Monopole. Mais c'est au 5 de la place du Général Gouraud que se dresse son quartier général : le domaine Pommery. De style élisabéthain, le somptueux domaine bâti au 19e siècle sous l'impulsion de Mme Pommery, apporte à Paul-François  Vranken les dorures seyant à son statut. Et de son trône, il contemple son petit empire viticole.

Car le domaine  Vranken,ce sont 270 hectares en Champagne, 238 hectares au Portugal pour le porto et 2.011 hectares pour Listel. Un empire qui écoule annuellement 21 millions de bouteilles de champagne, 2 millions de cols de Porto et 50 millions de bouteilles de rosé. Rien qu'en champagne, son groupe se place au deuxième rang des producteurs loin derrière LVMH (Moët &Chandon, Veuve Clicquot, Mercier, Ruinart ou Krug), le n°1 mondial du luxe. «On couvre près de 10 % du marché du champagne pour un chiffre d'affaires d' approximativement 290 millions d'euros. Et si l'on ajoute ma participation dans Listel (Ndlr, via le holding familial CHC), nous pesons plus de 360 millions d'euros par an», dit-il non sans fierté.

Le premier vigneron d'Europe est aussi à la tête d'une petite fortune. Bien qu'il abhorre s'épancher sur les chiffres, préférant évoquer le champagne comme «un produit magique, raffiné, élégant au savoir-faire historique», ses avoirs s'élèveraient à 210 millions d'euros, soit la 177e richesse de France, selon le magazine Challenges.Et si son capital s'est allégé de 36 millions cette année suite aux reculs des marchés boursiers - Paul-François  Vranken  est propriétaire de plus de 70 % du capital de son entreprise - il n'en n'a pas moins touché le 46e plus gros dividende de l'Hexagone avec 5 millions d'euros.

Mais, au-delà de ces montants, ce qu'il faut surtout retenir, c'est que sa réussite est le fruit d'une fermentation longue, épicée et à température (pas) toujours bien contrôlée.

Baigné dans la culture de l'image et de la qualité du produit dès son enfance, le Liégeois fait vite du champagne une passion. Et au fur et à mesure des escapades rémoises en compagnie de son oncle, René  Vranken  - à la tête de la principale concession Porsche en Belgique pour le compte de D'Ieteren - le «breuvage des dieux» deviendra vite son obsession. Après ces échappées joyeusement baignées de bulles, le rêve d'appartenir à ce cercle très fermé se fait de plus en plus intense.«Adulte, j'ai tout fait pour me donner les moyens d'appartenir à ce monde-là», admet-il.

Avant cela, à l'âge de 23 ans, il entame des études de droit dans l'espoir de devenir notaire. Pour financer le minerval, il se rend chaque nuit dans une station-service pour y effectuer quelques petits boulots. Mais très vite, il abandonne les auditoires pour se lancer dans la vie active. Mais on ne naît pas impunément au pays de la bière.Sa carrière débute chez le brasseur Bass and Charrington comme contrôleur de gestion. Là, pendant quelques années dans la branche vins et spiritueux de la filiale parisienne, il commercialise la marque dechampagne De Castellane pour la Belgique. En deux ans, il fait passer les ventes de zéro à 160.000 bouteilles. Comment ? En misant sur lagrande distribution ! En filigrane, on peut y lire toute la base de sa future stratégie champenoise. Et comme sa rémunération était liée aux résultats, il touche 130.000 francs français (19.800 euros). Une somme qui lui permettra de démarrer plus tard en Champagne. Il gardera aussi l'intéressement en tête puisqu'aujourd'hui encore, pour muscler ses équipes commerciales, près d'un tiers des primes annuelles sont adossées aux résultats.

Au hasard de ses pérégrinations nocturnes, il croise alors Jean Balahu de Noiron, fils d'une famille champenoise historique et gérant d'un portefeuille de courtage. «Cette rencontre fut déterminante car je le considère comme le jardinier de mon ascension, reconnaît Paul-François  Vranken  .Il m'a ouvert les portes de la Champagne et m'a appris les codes à respecter.» Amoureux de la région, il ne cesse dès lors d'y faire des allers-retours. «Pendant trois années, je me suis imprégné des traditions et j'ai noué des amitiés du côté des vignerons.» L'impatient de nature saura ainsi s'adapter au rythme lent de la vigne.

Le 31 décembre 1975, c'est décidé : le jeune Liégeois quitte son employeur et débarque à Epernay. Paul-François  Vranken  n'a alors que 27 ans et les liasses de francs français gagnés chez Bass. Mais si respecter les us et coutumes est une chose, intégrer le monde ultra-fermé du champagne en est une autre. «De fait, le milieu a la réputation d'être assez hermétique, mais, là comme ailleurs, la reconnaissance s'affirme par le travail», se remémore-t-il.

Les premiers pas du Belge ambitieux sont laborieux. Certains Champenois s'amusent encore à conter une anecdote qui lui est arrivée à ses débuts. Ainsi, lorsque le trublion des alcools se présente au Centre interprofessionnel des vins de Champagne pour ouvrir une société de négoce, on lui répond qu'il lui faut d'abord acquérir «une maison»avant d'avoir le droit de se lancer. Alors que le terme décrivait dans ce cas une entreprise, Paul-François  Vranken  se précipite sur la première bâtisse en ruine et quelques arpents de terre à la lisière de la zone champenoise pour la racheter. «C'est exact, j'ai confondu les termes», s'amuse l'intéressé. Mais qu' importe puisque la réalité industrielle a relégué depuis cette historiette au second plan.

Comme on assemble un vin de Champagne, la recette de la maison  Vranken  est un savant mélange de croissance externe bien gérée et de créations ex nihilo réussies. En 1976, il démarre son stock en acquérant 16.000 kilos de raisin. Parallèlement, il achète 3.000 bouteilles : la cuvée  Vranken  est officiellement née et vite revendue comme cadeau d'entreprise. Le distributeur Casino lui donnera aussi un coup de pouce en signant directement un chèque de 100.000 bouteilles. Une solide base qui lui ouvre tous les horizons.

Après les fondations, le Liégeois commence à bâtir le premier étage de son édifice. Bien introduit par son ami courtier, Paul-François  Vranken  fait alors la connaissance de Gaston Burtin, patron de Marne et Champagne. Si ce dernier le parraine pour son intronisation au sein de l'Union des Maisons de Champagne, Paul-François  Vranken  voit dans le catalogue de Marne et Champagne la marque qui lui fallait pour accroître sa crédibilité. «Veuve Monnier végétait parmi une centaine de marques inexploitées et son nom résonnait comme une douce musique», se souvient-il. En 1978, séduit par l'audace du jeune Belge,Gaston Burtin lui cède alors la marque pour le franc symbolique. Depuis 1934, aucun étranger n'avait investi en Champagne !

Avec Veuve Monnier, le jeune Belge part à l'assaut de la grande distribution. Il déploie alors tous ses talents de commercial auprès des acheteurs des Leclerc, Carrefour, Cora ou Delhaize pour être présent dans chacune des grandes enseignes. C'est une révolution car à l'époque, ses nobles concurrents dédaignent ce circuit, préférant faire du champagne un produit de luxe réservé à une élite. Paul-François  Vranken,lui, n'hésite pas à faire placer ses nobles bouteilles aux côtés des poudres à lessiver. «La grande distribution naît dans les années 1970,et ma maison de champagne voit le jour en 1976 ; je me devais de m'adapter aux évolutions commerciales», justifie-t-il. Pourtant, si ce canal de distribution est devenu aujourd'hui incontournable, y compris pour les plus célèbres maisons, cette façon de faire est alors considérée comme hérétique par le milieu. Le revers de la médaille ne tarde pas puisque cette façon de procéder donnera une image «bas de gamme»à  Vranken  , du moins au début.

Cette première acquisition en appellera d'autres. Avec un flair remarquable, Paul-François  Vranken  repère les marques susceptibles de faire monter en gamme l'image du groupe. Six ans plus tard, c'est au tour du cognac Charles Lafitte de tomber dans son escarcelle. Pour convaincre les propriétaires de lui céder la marque, il leur propose des royalties sur les ventes. Paul-François  Vranken  réalise ensuite un tour de passe-passe : il transforme le cognac en une appellation de vin pétillant. Les viticulteurs bordelais voient rouge.Et pour cause: à leurs yeux, le nom Lafitte évoque avant tout les grands vins. «Paulo» - son surnom dans le vignoble - n'en a cure.

Son autre coup de génie est d'avoir lancé, en 1985, la marque«Demoiselle», du nom du lieu-dit où se trouve un château acquis la même année. Paul-François  Vranken  prend alors conscience de l'importance de l'habillage du produit. «Il fallait créer un univers autour du produit. La marge de manoeuvre autour de l'étiquette étant limitée, on a conçu pour Demoiselle une bouteille au design Art nouveau, vendue à un prix raisonnable. Une première pour un produit destiné aux clients de la grande distribution.» Soutenu notamment par le groupe Delhaize (qui avait obtenu l'exclusivité sur le marché belge), cette nouvelle bouteille au col effilé cible un public féminin tout en positionnant le groupe dans le haut de gamme accessible au niveau des prix. Le succès est immédiat de part et d'autre de la frontière.

Dans les années 1990, Paul-François  Vranken  passe en revue les maisons de champagne secondaires. Asphyxiées par des stocks considérables, par l'envolée des prix du raisin et par la première guerre du Golfe, les maisons Lallemant, Germain, Bissinger,Barancourt, Charbaut, etc. tombent entre ses mains pour une bouchée de pain. Mais, cette boulimie ne le satisfait pas. Il lui manque une étiquette prestigieuse. C'est alors qu'en 1996, Seagram lui offre Heidsieck Monopole sur un plateau.  Vranken   devient  Vranken  Monopole et s'achète surtout une histoire qui remonte à 1785. Coup de chance médiatique : quelques mois après le rachat, des plongeurs retrouvent à 62 mètres de fond en mer Baltique l'épave d'un bateau chargée... d'une cargaison de bouteilles Heidsieck datant de 1907. De plus, bien qu' elle ne soit pas mondialement connue, la marque Heidsieck présente l' énorme avantage de la confusion avec le fleuron du groupe Rémy-Cointreau: Piper-Heidsieck.

Après le rachat d'une marque contenant le mot «veuve» et d'une autre évoquant l'excellence bordelaise, le businessman illustre de belle manière son flair hors du commun. Toutefois, le Liégeois d'origine ne veut pas laisser croire que sa réussite dans les affaires repose sur la confusion des étiquettes.

Insatiable, il réussit ainsi le coup de sa vie en acquérant Pommery en 2002, offrant par là à son groupe la marque «premium» qui lui manquait pour s'ancrer fermement sur les marchés internationaux. En outre, en reprenant cette étiquette à LVMH pour 152 millions d'euros (avec l'aide de financiers guidés par le groupe Crédit Agricole Indosuez), Paul-François Vranken voit s'ouvrir grand les portes de l'establishment... et de l'endettement . Cependant, cette fois, personne n'a rien trouvé à redire sur la valeur intrinsè que d 'un tel bijou. Le partage de Pommery fut néanmoins l'objet d'une âpre négociation :  Vranken reprend la marque, les installations et quelques hectares de terre, LVMH gardant la majorité des vignes. Du coup,  Vranken Monopole change de nom en devenant  Vranken -Pommery Monopole.

La raison de toutes ces acquisitions est aussi à chercher au niveau de l'accès à un approvisionnement en raisins sur le long terme étant donné les relations historiques qui lient les maisons aux vignerons. Les contrats d'approvisionnement sont en effet signés pour des durées pluriannuelles, parfois très longues. A côté de la distribution, s'assurer un stock suffisant en signant avec le plus grand nombre de vignerons possible, est l'autre clé du succès de Paul-François  Vranken. Bien sûr, ses quelque 270 hectares de vignes en propre semblent modestes face à son rival LVMH (près de 1.000 ha), mais c'est bien plus que ses principaux concurrents comme Lanson, qui ne possède aucune vigne, ou Laurent Perrier (121 ha).

Si l'empire prend forme, il n'est pas complètement voué au seul champagne. Grâce à l'entregent de son ami anglo-portugais Ian Symington, le porto fait son entrée sur la carte  Vranken  .En 1986, la marque Sao Pedro est créée. Le portefeuille de vin muté portugais est avantageusement complété, 13 ans plus tard, par l'acquisition de la prestigieuse maison Rozès. Une fois encore, c'est LVMH qui lui cède la marque. «Un concours de circonstance», assure Paul-François  Vranken. En fait, la transaction coule de source. Le groupe de Bernard Arnault possédait la marque mais pas les vignes. Paul-François  Vranken, lui, possédait une superbe quinta au Portugal mais pas de vin. L'affaire est entendue pour un montant resté secret. Et que dire de son mariage avec Listel, le principal vendeur français de vins rosés, gris,et vins de table, propriétaire de l'un des plus vastes domaines viticoles d' Europe, avec près de 2.100 hectares de vignes ?

Derrière cette prise de participation se cache en réalité une stratégie guidée par la volonté de construire un portefeuille de marques diversifiées en matière de prix et de goûts des consommateurs. «Sur le plan commercial, certains ajoutent au champagne des marques de whisky, de cognac, autrement dit des produits d'image internationale, estime le Champenois assimilé. Nous, nous avons d'abord rassemblé plusieurs marques de champagne pour créer un portefeuille dont l'intérêt est aussi de diviser les charges de commercialisation. Et puis, pour Rozès et Listel, il existe des points communs avec le champagne puisque ce sont des produits d'assemblage, de qualité et à forte notoriété internationale.»

Depuis quatre ans, Paul-François  Vranken  étend sa force de frappe à travers le monde. En Asie, spécialement au Japon, où une filiale a vu le jour l'an dernier, en Italie et aux Etats-Unis suite à la reprise en main de la distribution de Pommery dans le pays de l'Oncle Sam. Reste encore à conquérir l'Amérique du Sud.

Outre les efforts d' internationalisation, la maison VPM travaille plus que jamais sur le recentrage de ses marques sur le «premium».«D'ici 2011, nous vendrons 24 millions de bouteilles rien qu'avec nos quatre marques internationales.» Ce qui explique aussi la disparition d' étiquettes comme Germain ou Veuve Monnier. Toutefois, la politique agressive de diversification mise en place par le patron ne va pas sans contreparties financières lourdes. Dans ce contexte, sa soif de conquête serait-elle étanchée de facto par une nécessité de consolider? «A mon sens, le mouvement de concentration entamée dans les années 1990 est terminé, confie-t-il. L'incertitude sur les maisons de champagne est levée et les opportunités sont devenues rares. Quant à mon portefeuille, que ce soit en champagnes, vins ou portos, il me semble bien équilibré.» Pourtant, beaucoup d'observateurs estiment que la Champagne regroupe encore de nombreux opérateurs susceptibles d'être avalés. «Méfiez-vous, il est très habile et possède souvent une longueur d'avance sur ses concurrents», reconnaît un membre de l'Union des Maisons de Champagne.

Quoi qu'il advienne des perspectives de Paul-François  Vranken, nul doute qu'il ne manquera pas de paraphraser cette tirade de Napoléon: «Je ne veux pas vivre sans champagne. En cas de victoire, je le mérite ; en cas de défaite, j'en ai besoin.»

(Source : Rtbf info 7 Janvier 2009)